Philanthropie : la dernière utopie
EDITORIAL LE MONDE Le 11.10.2017 par Serge Michel et Sylvain Besson (« Le Temps »)
Exit la charité, les riches investissent désormais plus qu’ils ne donnent. « Le Monde » et « Le Temps », avec l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève consacrent la journée du 12 octobre à ce renouveau de la solidarité.
Ils sont riches, mais ils donnent. On ne sait pas combien, mais ils font le bien. Jusqu’à quel point ? La philanthropie, ce monde encore un peu opaque, vient de prendre une douche froide. Cet été 2017, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a recalculé la part des dons privés dans l’aide au développement. Elle est arrivée à 7,6 milliards de dollars par an, contre 60 milliards estimés jusque-là. Les gouvernements donnent bien davantage : 143 milliards en 2016.
Les philanthropes se défendent : ce n’est pas la quantité qui compte, mais la qualité. Laquelle, dans ce milieu, est un synonyme d’impact, ce mantra que l’on calcule désormais aussi précisément que les premiers dollars d’une fortune en train d’être bâtie.
Approche capitaliste
Ce qui compte, c’est aussi l’innovation. Peu de secteurs ont connu autant de nouvelles idées, de nouveaux outils, ces dernières années. A commencer par la notion de don. Faut-il donner, au risque de créer une dépendance, un déséquilibre ? Ou faut-il plutôt investir dans des projets bienfaisants mais rémunérateurs, afin de récupérer sa mise et de l’utiliser ailleurs ? « L’essence de la philanthropie, c’est d’améliorer la vie des autres, par quelque mécanisme que ce soit », estime le milliardaire irano-franco-américain Pierre Omidyar. Lui-même a investi autant qu’il a donné, plus de un milliard de dollars en tout.
De fait, cette approche capitaliste, l’« impact investing », rivalise désormais avec la charité, sans l’avoir encore fait disparaître.
Les philanthropes peuvent-ils révolutionner le développement international ?
Organisée par Le Monde Afrique, Le Temps et l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID), une conférence se tiendra le 12 octobre à la Maison de la paix, à Genève, pour faire le point sur l’apport des privés au développement. Sont attendus, notamment : Ariane de Rothschild, présidente du comité exécutif du Groupe Edmond de Rothschild, David Goldberg, directeur général de Founders Pledge, Michael Faye, cofondateur de GiveDirectly, Dean Karlan, professeur d’économie à la Northwestern University, Chantal Nicod, de la coopération suisse, Fabio Segura, directeur des programmes internationaux de la Jacobs Foundation et Safeena Husain, directrice de Educate Girls, Ashish Thakkar, fondateur du groupe Mara et de la Mara Foundation, Firoz Ladak, directeur exécutif des fondations Edmond de Rothschild, Marcos Neto, directeur secteur privé à l’UNDP, David Evans, directeur de la philanthropie à l’Unicef, Mario Pezzini et Bathylle Missika, du centre de développement de l’OCDE.
Les débats seront ouverts par l’auteur, réalisateur et médecin nigérian Uzodinma Chukuka Iweala, et animés par Serge Michel (Le Monde Afrique) et Sylvain Besson (Le Temps) ainsi que par plusieurs professeurs de l’IHEID.
Le programme complet et les informations pratiques surwww.rethinking-philanthropy.ch
En filigrane, se dessine une nouvelle éthique de la responsabilité. Dans laquelle le riche, le donateur, ne peut plus accumuler les gains en causant des dégâts collatéraux qu’il compensera accessoirement par quelques écoles et dispensaires. Il lui faut désormais intégrer le bien au cœur de son business model. Quant au démuni, le récipiendaire, il ne peut plus se satisfaire de sa situation d’assisté. Dans le langage des nouveaux philanthropes, il est voué à s’émanciper : ce n’est plus de l’aide qu’il reçoit, mais des « opportunités ». De même, beaucoup de projets sont voués à s’autonomiser, sans argent extérieur.
Promesses de dons
Comme s’il n’y avait bientôt plus de finance que solidaire, d’entreprises que sociales et de pauvres que provisoires. Utopie que tout cela ? Oui, justement, la philanthropie est l’un des derniers refuges de l’utopie humaine, et mérite à ce titre que l’on s’y attarde. Qu’on la comprenne, qu’on la questionne. C’est tout le propos de la journée que lui consacrent à Genève Le Monde et Le Temps, avec l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID).
Impact investing. L’investissement à impact social, de son nom français, désigne des mécanismes censés générer un rendement financier tout en apportant un progrès social mesurable. Le secteur représenterait déjà 114 milliards de dollars d’actifs gérés de façon « impactante » et pourrait atteindre plusieurs centaines de milliards en 2020. Parce qu’il promet un profit aux investisseurs, l’impact investing vise à mobiliser des sommes très supérieures aux donations traditionnelles.
Social impact bonds. Ce sont des obligations levées auprès d’investisseurs privés, avec un objectif social ou humanitaire, qui sont remboursées avec intérêts si leur impact est démontré. Le premier titre de ce type a été lancé en Grande-Bretagne en 2010 par Sir Ronald Cohen. Il s’agissait de financer, pour 5 millions de livres (5,5 millions d’euros) et sur cinq ans, un programme ambitieux de réinsertion de détenus de la prison de Peterborough. Il a permis de réduire le taux de récidive, très coûteux pour les finances publiques : les investisseurs ont donc été remboursés. Depuis, les programmes de ce type se multiplient dans des secteurs où l’Etat s’avoue trop lent ou trop prudent pour agir. Le rendement de l’obligation (le plus souvent entre 5 % et 10 %) est directement lié à l’impact.
Systémique. La philanthropie d’aujourd’hui veut être systémique, c’est-à-dire capable de modifier les fonctionnements profonds qui engendrent la pauvreté, les maladies, les dégradations environnementales, etc. « Les gens vraiment riches (…) ne veulent pas mettre un sparadrap, ils veulent créer le changement », résumait Ann Limberg, responsable du family office US Trust, au New York Times en juillet. On parle aussi de change makers, « faiseurs de changement ».
Entreprise sociale. Entreprise à but lucratif, mais dont la mission inclut un but social (par exemple créer des applications pour permettre aux agriculteurs africains les plus isolés d’avoir accès aux prévisions météo). Elle repose en principe sur un modèle d’affaires pérenne et rentable, et fonctionne selon une gestion responsable et transparente. Certaines ONG se transforment en entreprises sociales pour changer d’échelle.
The Giving Pledge. Lancée en 2010 par Bill Gates, sa femme, Melinda, et le financier Warren Buffett, cette « promesse de don » a fédéré quelque 170 super-riches qui promettent de consacrer plus de la moitié de leur fortune à des causes philanthropiques de leur vivant.
Proof of concept. Se dit de la preuve – en principe une évaluation chiffrée – qu’un projet philanthropique va produire des résultats, afin de convaincre d’autres donateurs.
Venture philanthropy. Se dit d’une approche innovante des projets philanthropiques, avec un accent mis sur la mesure de la performance pour améliorer de futurs projets.
SDGs. Les objectifs de développement durable (ODD ou SDGs selon leur acronyme anglais) ont été adoptés par les 193 Etats membres des Nations unies en 2015. Ces dix-sept grands objectifs (élimination de la pauvreté, des mauvaises conditions sanitaires, etc.) sont utilisés comme référence par les donateurs privés. Les atteindre d’ici à 2030 coûterait 2 500 milliards de dollars.
Convergence. Se dit des fondations qui, disposant de capitaux importants, les investissent d’une façon qui coïncide- converge – avec leurs objectifs philanthropiques.
En attendant un avenir où la philanthropie, par ses succès, aura elle-même supprimé sa raison d’être, le combat continue. A commencer par celui consistant à convaincre davantage de riches de s’intéresser au reste du monde. En 2010, Bill Gates lançait le Giving Pledge, cet engagement à donner, de son vivant, la moitié de sa fortune. Il y a 2 043 milliardaires sur terre, mais seuls 170 l’ont signé, dont pas un seul Français.
Prudent, Bill Gates estime, dans un entretien récent donné au Monde et au Temps, qu’il doit « encore améliorer la qualité de [son] plaidoyer » et que, dans certains pays, « le gouvernement joue un rôle si important » que cela n’encourage pas la mobilisation des privés.
Il n’empêche, la créativité, la générosité et la puissance financière des philanthropes sont aujourd’hui plus nécessaires que jamais pour rééquilibrer une planète en plein désarroi.
Article réalisé en partenariat avec « Le Temps ».